mardi 13 mars 2012

De la nécessité de l’ingénierie tutorale. Par Jacques Rodet

Il arrive fréquemment que des organisations mettant au point une offre e-learning ou blended learning fassent l’impasse sur le dimensionnement des services tutoraux à offrir à leurs futurs apprenants à distance. Focalisés sur les aspects techniques de leurs dispositifs, elles consacrent toute leur énergie, leur temps et leurs moyens financiers à la mise au point de LMS et à la production des ressources multi-médiatisées de formation. Le résultat est presque toujours identique et se révèle bien en-deçà des objectifs visés : les apprenants, laissés à eux-mêmes et à l’injonction d’autonomie qui leur est faite, peinent à trouver la motivation, à mobiliser leurs compétences d’apprenant, à choisir les stratégies d’apprentissage adéquates. De ce fait, la somme du pourcentage des non démarreurs et de celui des abandons se révèle élevée et met à mal les espérances de l’organisation envers cette modalité de formation, présentée tout à la fois comme performante et réductrice de coûts. Quels sont les coûts d’un abandon ? Quels sont ceux de la défiance provoquée des collaborateurs envers le e-learning ? Au-delà des aspects comptables, les conséquences d’ordre symbolique, organisationnel ou social sont réelles même si elles restent peu identifiées et quantifiées.

Convaincre de la nécessité de l’ingénierie tutorale (cf. Rodet, J. Propositions pour l’ingénierie tutorale) n’est certainement pas chose aisée et présente certaines analogies avec le châtiment de Sisyphe : rocher à hisser au sommet jamais atteint d’une colline, retombant continuellement à son pied. Car il est un fait, étonnant, que les retours d’expériences des pionniers et des acteurs de la FOAD restent peu inspirateurs pour les nouveaux entrants. Nombreux sont les écrits scientifiques et les témoignages de praticiens qui ont apporté, sinon la preuve, du moins un faisceau de données concordantes et peu discutables sur l’importance d’offrir aux apprenants à distance un ensemble de services d’accompagnement destinés à les aider à atteindre leurs objectifs de formation.

Une autre raison de la sous- estimation du tutorat à distance est certainement à rechercher dans la manière dont les futurs chefs de projet e-learning sont formés. Si les universités ont développé de nombreux masters, il est remarquable que la très grande majorité d’entre eux n’incluent pas dans leurs maquettes des apports spécifiques sur la conception des services tutoraux. S’il semble naturel de former à la scénarisation pédagogique, aux outils de conception et de production des ressources, aux aspects juridiques, à l’ergonomie, etc. il n’en va pas de même pour l’ingénierie tutorale. A cet égard, il apparait que les universités comme les prestataires et les commanditaires du e-learning ne sachent pas qu’ils ne savent pas : qu’ils soient dans l’ignorance en matière de tutorat à distance. Il est donc essentiel de les faire passer au stade suivant qui consiste en la prise de conscience de leur ignorance, point de départ d’une éventuelle appétence pour ce sujet. Or, comme tout un chacun a pu l’expérimenter, la prise de conscience de son ignorance est douloureuse, provoque le refus du conflit cognitif et la résistance aux efforts à fournir. Cette prise de conscience doit donc être le résultat d’un processus bienveillant mais aussi réaliste de la part de celui qui s’y essaye.

Le tutorat à distance nourri de nombreux a priori : chaque formateur serait par nature un tuteur à distance ; le coût de l’accompagnement des apprenants est rédhibitoire ; le e-learning étant autoportant, se suffisant à lui-même, c’est aux apprenants de faire preuve de responsabilité et d’autonomie ; le tutorat étant fondé sur la relation humaine, il ne peut faire l’objet d’une ingénierie planificatrice.
Au risque de décevoir, il n’est pas exact d’affirmer que les compétences possédées par un formateur présentiel soient suffisantes pour être tuteur à distance. Les dimensions multiples de la distance se révèlent déstabilisantes pour bien des formateurs. La centration du tuteur à distance sur le support à l’apprentissage met à mal la représentation de leur professionnalité par de nombreux formateurs : "détenteur d’un savoir, je suis un professionnel de sa transmission".

Si le tutorat à distance a un coût, les abandons aussi. A contrario de ces derniers, les moyens financiers mobilisés pour le tutorat à distance sont à considérer comme des investissements. Un apprenant à distance accompagné tout au long de sa formation possède objectivement plus de chances de réussir. C’est sa réussite qui conditionnera sa décision de poursuite de formation. En facilitant la réussite des apprenants, le tutorat à distance devient un facteur essentiel de la fidélisation des apprenants/clients. Une autre manière de faire face aux coûts du tutorat à distance est de le vendre. Dès lors qu’un service tutoral est énoncé et effectif, il acquiert une valeur et peut donc légitimement faire l’objet d’une transaction commerciale.

Il arrive relativement souvent de constater que les concepteurs de dispositifs e-learning, ignorants des tenants et aboutissants du tutorat à distance, se révèlent extrêmement confiants dans l’auto-portance des ressources de leurs formations. Or, la formation est et restera toujours une rencontre entre individus. Le fait de la porter à distance n’ôte aucune pertinence à cet invariant. Il est donc bien aventureux, dès lors qu’il s’agit bien de formation et non d’une simple communication, de faire l’économie de la rencontre, de l’échange, de la négociation du sens.

La caractéristique humaine du tutorat à distance ne le rend pas inéligible aux actions de prévision, de projection, d’organisation, de rationalisation, de conception, de mise au point, de régulation : toutes actions d’ingénierie. Ce n’est pas parce que tout ne peut pas être prévu à l’avance, que l’aléa est toujours possible, qu’il faille se résigner à improviser la dispense des services tutoraux et à en déléguer la pleine responsabilité aux seuls tuteurs. Mettre au point une stratégie tutorale, identifier les profils de tuteurs, concevoir les interventions tutorales, les quantifier, les positionner dans le scénario pédagogique sont quelques-unes des actions que l’ingénierie tutorale permet de penser et de réaliser.

Le plaidoyer que constitue ce billet sera-t-il convaincant ? Le rocher est-il déjà redescendu de Tartare ? Ne voulant en aucun cas clore le débat, c’est avec plaisir que je prendrai connaissance de vos commentaires et arguments.

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